Vendredi 29 mai 2020
J’ouvre le cahier d’exercices de mon fils Rémi (Tam tam-4e année-Cahier B-ERPI) pour voir ce qu’il doit travailler en mathématiques. Je tombe sur ça :
Je comprends qu’il s’agit d’un premier contact avec la notion de volume. Super, je sors mes blocs et on commence à construire des solides!
Après quelques petits échanges sur ce qu’est un solide, sur le lien entre volume et nombre de cubes unités (j’y reviendrai dans un autre post), je demande à Rémi de construire un prisme.
Premier coup de vent
Rémi commence une construction, mais ce n’est pas un prisme… après une vingtaine de secondes je lui rappelle que je lui demande de construire un prisme, celui de son choix, mais un prisme. Il poursuit sans trop porter attention à ce que je dis. Il cherche, se fâche, recommence…mais moi je ne comprends pas ce qu’il fait parce que clairement l’objectif qu’il s’est donné n’est pas celui que je lui ai donné. Alors gentiment je lui dis « J’ai l’impression que tu te casses la tête, juste un prisme tout simple comme celui sur l’image dans le livre ». Mais rien n’y fait. Rémi poursuit sa recherche. Il est pleinement engagé dans une activité que je suppose « mathématique » alors je le laisse aller.
Au bout d’un moment il s’illumine, il a trouvé ce qu’il cherchait : une pyramide constituée d’étages carrés de blocs se terminant par un bloc centré au sommet.
Emportée moi aussi par son enthousiasme, j’observe sa construction et, me rappelant qu’on avait vu la semaine précédente ce qu’étaient des nombres premiers, des nombres composés et des nombres carrés, je tente d’exploiter la situation même si ça n’a rien à voir avec ce que j’avais prévu (travailler le volume des prismes). Je lance : « Wow ta pyramide est spéciale! Regarde le nombre de cubes à chaque étage». Un peu surpris il se met à compter quelques cubes et rapidement il me dit « Ce sont des carrés! ».
Deuxième coup de vent
Comme Rémi est toujours engagé, je poursuis. On prend en note la suite formée 1, 4, 9, 16. Je regarde les cubes restants et une question me vient : « Aurais-tu assez de cubes pour construire un étage de plus? ». Il s’empresse de détruire sa pyramide pour essayer, alors je l’arrête et lui demande de réfléchir avant. « Peux-tu prévoir le nombre de cubes nécessaire pour cet étage supplémentaire? ». Il ne comprend pas, il veut faire la construction. J’insiste : « Et si on poursuivait la suite des nombres carrés qu’on a commencé à écrire, quel serait le nombre suivant? ». Du tac au tac il répond « 25 ». Il sait ce qu’est un nombre carré, il peut compléter la suite mais il ne fait pas le lien avec l’anticipation que je lui demande de faire. Alors il poursuit sa construction. Je le laisse aller et à la fin je lui demande « Combien y a-t-il de blocs sur l’étage que tu as ajouté? Aurais-tu pu le prévoir? ». Et là il se rend compte que 25 était le nombre cherché mais il dit « Oui mais il faut que je le fasse pour être sûr ».
En voyant qu’il ne reste plus de blocs, je reviens sur le volume. « Quel est le volume de la pyramide que tu as construite? ». Rémi se met à compter…mais c’est long alors il s’arrête et je lui dis qu’il sait déjà combien il y a de blocs à chaque étage en lui pointant la suite écrite (on est rendu avec 1, 4, 9, 16, 25). Il fait alors la somme des termes de la suite 1+4+9+16+25 dans sa tête. 57! Je ne note pas l’erreur de calculs (en fait, je ne m’en rends pas compte sur le coup puisque je n’ai pas moi-même fait le calcul). Je pense à autre chose…et je laisse encore une fois de côté la notion de volume.
Troisième coup de vent
55 ou 57 blocs peu importe, ça me surprend. Ça me parait un drôle de nombre pour un paquet de blocs, en aurait-on perdu? En tout cas je saisis cette nouvelle occasion et partage mon questionnement à Rémi. « C’est bizarre 57 blocs non? Dans le paquet, je me rappelle qu’il y avait des rangées égales de blocs. Est-ce possible avec 57? ». Alors Rémi commence à faire des rangées égales. Après quelques essais, il conclue que ce n’est pas possible. Mais cela ne me suffit pas bien évidemment. Alors je provoque un nouveau lien avec ce qu’on a vu la semaine précédente (nombres premiers et composés cette fois). « Ah bon ce n’est pas possible? Alors 57 est un nombre premier? ». Rémi me regarde stoïque. Je m’explique : « Ben oui, si on ne peut pas faire des rangées égales sauf une rangée de 57 blocs, c’est que 57 est un nombre premier. » Rémi ne me suit pas complètement mais il accepte ce nouvel enjeu et va chercher sa calculatrice. Il commence à diviser 57 par 2, par 3… ah non! 57 c’est 3x19, ce n’est pas un nombre premier dit-il! Je poursuis donc : « Ah ok alors montre-moi comment placer les 57 blocs en rangées égales ». Rémi repart, il aligne les cubes mais perd rapidement de vue le lien avec le 3x19. Après quelques essais, il se fâche, ça ne marche pas!!
Je suis en train de perdre son intérêt alors rapidement je lui rappelle qu’on a trouvé que 57 c’est 3 fois 19. « Comment ce 3 fois 19 nous aide-t-il à savoir comment placer les blocs en rangées égales? ». Ce lien, si évident à mes yeux, ne l’est pas pour Rémi et cela semble le décourager, il sent bien qu’il ne voit pas ce que j’aimerais qu’il voie. Je le rattrape : « Et si tu faisais des rangées de 3 blocs? ». Ouf il repart… et il y arrive mais, fâché de ne pas l’avoir trouvé seul, il détruit sa construction aussitôt. Alors je lui demande combien de rangées de 3 blocs il y avait. Il me regarde… « Je ne sais pas, beaucoup? » et il recommence sa construction. Je ne lâche pas prise « Mais tu m’as dit que 57 c’est 3 fois 19 donc combien doit-il y avoir de rangées de 3 blocs? ». Juste avant de terminer, il dit « Je sais que c’est 19 mais c’est ridicule, je veux vérifier ».
Notre dérive portée par le vent s’est achevée là. On est finalement retournés à la question de départ sur le volume et la construction d’un prisme.
Cet épisode vous semble peut-être anecdotique mais pour moi il y a plusieurs réflexions intéressantes à faire, en voici trois :
1) En peu de temps, on a effleuré plusieurs concepts : volume, suite, nombre carré, nombre premier, multiplication, mais pas de manière très conventionnelle. On a fait fonctionner ces concepts pour chercher des réponses à des questions qu’on s’est vraiment posées. Des questions qui n’étaient pas dans le cahier d’exercices. Des questions qui ont émergé de notre regard porté sur la situation. Malgré mes rappels de la consigne de départ, Rémi a choisi de prendre un autre chemin. Le jeu auquel je lui proposais de jouer n’était pas le sien. Il a choisi son propre jeu. J’aurais pu le forcer à revenir à la tâche demandée mais maintenant je vois que je serais passée à côté d’une belle occasion. Évidemment, il a fallu que je voie ce premier coup de vent comme une occasion, que je décèle le potentiel de cette bifurcation, que je comprenne le questionnement qui animait Rémi. Et ce n’est pas toujours le cas… il m’arrive de le ramener à la tâche parce qu’à ce moment-là c’est le choix que je fais (peu importe les raisons).
Le premier coup de vent initié par Rémi et son entêtement à ignorer ma consigne m’ont ce matin-là inspirée. Les autres coups de vents sont venus de moi. Si lui se permettait d’aller ailleurs ben moi aussi (je suis aussi entêtée que mon fils)! J’ai partagé les questions qui me venaient et j’ai été agréablement surprise de voir Rémi embarquer. Parce que ça aussi ce n’est pas toujours le cas. Les étoiles devaient être alignées. Ou alors c’est simplement que les questions que je me suis posées présentaient un défi intéressant et raisonnable pour Rémi, et qu’en plus il ne se sentait pas livré à lui-même pour y répondre. Il a probablement senti que mon questionnement était authentique, que je ne connaissais pas d’emblée la réponse et que j’étais moi aussi engagée dans une recherche de solution. Le questionnement authentique et spontané ne devrait-il pas prendre autant de place que le questionnement planifié?
2) En plus des concepts mathématiques de 4e année revisités, j’ai semé une graine dans la tête de Rémi en lui demandant de prévoir, d’anticiper à deux occasions.
La première fois, c’est en observant une régularité numérique. La suite des nombres carrés, comme on l’avait vue la semaine précédente, semblait ne servir à rien. Et là tout d’un coup, alors qu’on veut travailler le volume, la suite des nombres carrés apparaît ou plutôt je la fais apparaître. Une suite de nombres devient une pyramide de blocs! Quel beau contexte n’est-ce pas? Mais les questions que j’ai posées à Rémi allaient plus loin encore. Comment ce modèle numérique peut-il permettre de prévoir le nombre de blocs sur le prochain étage de la pyramide? Évident? Oui pour moi mais pas pour Rémi…et certainement pas pour les autres enfants de 4e année en général. Pourquoi? Parce que la prédiction s’appuie sur une généralisation, la perception d’un modèle. Alors que je vois un modèle mathématique, Rémi voit, pour l’instant, des nombres alignés qui ont une caractéristique commune (ce sont des nombres carrés). Pour lui, il faut vérifier l’anticipation numérique à l’aide de la manipulation (la construction de la pyramide). Pour lui, c’est la manipulation qui valide alors que pour moi c’est le modèle mathématique.
La deuxième fois, c’est en travaillant le sens de la multiplication à l’aide de la représentation rectangulaire. J’ai demandé à Rémi de déterminer si on pouvait placer 57 blocs en rangées égales (donc de manière à ce qu’il ne reste pas de bloc et qu’il n’en manque pas non plus). Cette question revient à se demander si 57 est un nombre composé et si oui, il s’agit de le décomposer en un produit de deux facteurs (l’un des facteurs pourra être le nombre de blocs par rangée et l’autre le nombre de rangées). Même s’il est capable d’écrire que 57 c’est 3x19, il ne fait pas tout de suite le lien avec le fait qu’il peut faire 19 rangées de 3 blocs (ou 3 rangées de 19 blocs) ou en tout cas il trouve que c’est ridicule (?!?). Le modèle de la multiplication doit être interprété dans le contexte de l’arrangement rectangulaire des blocs : le fait que 57=3x19 doit permettre de déduire que les 57 blocs peuvent être placés en 3 rangées de 19 blocs ou en 19 rangées de 3 blocs.
Dégager le modèle mathématique et le voir comme un outil de prédiction c’est amorcer une généralisation et donc penser algébriquement. Pourtant les questions que j’ai posées n’étaient pas complètement déconnectées de l’expérience de Rémi et étaient loin de ce qu’on conçoit généralement comme de l’algèbre. J’ai semé une graine de pensée algébrique simplement en demande de prévoir, d’anticiper, de déduire des solutions à des problèmes géométriques (construction de cubes) à partir de l’observation des modèles numériques.
3) Tout au long de notre « séance », j’ai observé Rémi. J’ai cherché à comprendre son questionnement, je me suis intéressée au jeu auquel il a choisi de jouer. J’ai essayé de voir les choses comme lui pour l’accompagner dans son propre raisonnement. Je l’ai aussi laissé aller même quand je ne voyais pas où il s’en allait ou que je savais bien qu’il existait un chemin plus court. Je ne lui ai pas donné d’emblée tous les liens que je faisais. J’ai accepté qu’il ne fasse pas ces liens et je l’ai laissé aller à son rythme. De son côté par contre, il a senti qu’il passait à côté de quelque chose et ça l’a irrité. Heureusement, cette journée-là, il a réussi à passer par-dessus ses frustrations et je pense l’y avoir aidé en évitant de m’impatienter et en ramenant l’attention sur ses bons coups. L’accompagner durant cette séance a été vraiment enrichissant et stimulant. J’ai réussi à maintenir un équilibre entre mes interventions et les siennes, entre prendre la place et lui laisser la place. À plusieurs moments ça aurait pu éclater… c’est d’ailleurs ce qui arrive parfois. Certains se diront sûrement que tout cela prend du temps mais si j’avais gagné du temps en explicitant les liens à faire, en montrant comment trouver la réponse, en rendant la tâche plus scolaire, Rémi aurait-il été gagnant? Et si je m’étais accrochée à des principes comme « pas de calculatrice, on fait les calculs à la main », « il y a une erreur de calcul, on reprend et on laisse des traces », Rémi aurait-il plus ou moins appris?
Voilà pour ce premier partage. J’espère avoir suscité réflexion et questionnement…
Une parenthèse pour terminer. Comme je l’ai laissé entendre ce genre de « beau moment » ne m’arrive pas chaque jour. Parfois le vent ne nous mène que dans des impasses ou encore les frustrations et le découragement prennent le dessus. Aussi, je connais très bien les maths mais quand j’improvise dans d’autres matières je suis pas mal moins sûre de moi. Mais j’essaie quand même et là je vais vous dire que je m’en pose des vraies questions et que je dois faire des recherches pour trouver les réponses! À tous les parents qui doivent accompagner leurs enfants en cette fin d’année d’école à la maison, je vous dis ne lâchez-pas et saisissez les occasions que vous percevez, quitte à sortir du plan de travail ou du cahier d’exercices…qui sait vous allez peut-être vivre de belles expériences!
La compréhension devrait toujours dominer la technique.
Valériane tu me fais plaisir avec ton blogue ...je vais le partager avec mes filles pour qu’elles pensent à tes bons conseils lorsqu’elles auront à accompagner leurs enfants.
Merci PROFESSEURE!
Sue
Super moment avec ton fils. On y voit bien l’importance de saisir les occasions, de sortir de ce qui est prévu, de laisser le curriculum se dessiner dans l’action, car faire des mathématiques cela se passe dans l’action. On y voit aussi l’importance de l’enseignant pour provoquer l’avancement des mathématiques dans l’action. C’est également ce qui m’anime dans l’enseignement des mathématiques et ce que je veux creuser dans ma recherche doctorale. J’ai hâte de lire tes autres posts. C’est très inspirant et cela fait certainement réfléchir. Geneviève B.